ICO ou la puissance de l'implicite
- Jirolondon
- 6 sept. 2024
- 10 min de lecture
Dans le même élan qui m’animait en écrivant sur Shadow of the Colossus, je me sens obligé de partager mon ressenti à propos de ICO, le 1er jeu développé par Fumito Ueda et son équipe baptisée à l’époque « Team Ico », sorti en 2001. Attention spoilers !

Je précise tout de suite, je ne pourrais pas m’étendre autant que pour Shadow of the Colossus (quoique ?) pour une raison simple, je n’ai joué au jeu qu’une seule fois. Le jeu étant une des perles rares les plus précieuses de la PS2, le trouver d’occasion sans débourser une petite fortune est un exercice qui s’apparente à celui de dégoter une pépite d’or en pleine rivière. C’est donc via le PS Now de la Playstation 4 et son système permettant de « streamer » des jeux en dématérialisé durant une période limitée que j’ai pu découvrir ce chef-d’œuvre, faute de mieux… Et pourtant, malgré une seule partie, une unique péripétie, un aller simple vers la fin sans relancer l’aventure, les émotions sont toujours là, ancrées dans ma mémoire de joueur. Les frissons provoqués par la simple remémoration de ces instants vidéoludiques uniques et inégalées selon moi sont toujours aussi puissants. Car c’est un jeu d’une puissance sentimentale inouïe alors qu’il ne vous dit quasiment rien de lui. Un exploit.
Pour décrire Shadow of the Colossus en un mot, c’est « vertige » qui me venait à l’esprit. Pour décrire ICO, c’est le mot « implicite » que j’emploierais. Ce jeu m’a fait prendre conscience de la puissance de l’implicite, de ce que cela implique en terme d’écriture et des conséquences sur le ressenti manette en main. Comme son successeur, ICO baigne dans une aura de mystère. Un garçon cornu se fait enfermer dans un immense château par des soldats en armure. Il y rencontre une jeune fille tout de blanc vêtue elle aussi prisonnière. Ensemble, ils vont se frayer un chemin à travers cette forteresse labyrinthique. Pas besoin de grand-chose d’autre pour planter le décor de ICO et c’est là que réside toute la beauté du titre. Le jeu ne s’étale pas dans des longueurs explicatives, des mises en situations ou des introduction barbantes à son univers. Par le simple fait de poser l’action dans ce château brumeux au bord d’un océan dont le son des embruns viendra rythmer l’aventure, le jeu évoque un « au-delà » rêveur. Pourquoi ce jeune garçon est-il enfermé ? Pourquoi a-t-il des cornes ? À quelle époque sommes-nous ? Qu'est-ce qu'il se cache derrière les murailles de ce château ? Tous ces mystères seront à peine résolus et ne subsisteront que dans l’esprit des joueurs. Le principal est juste sous nos yeux, en la relation entre le garçon et la jeune fille.

Ico, le jeune guerrier intrépide, et Yorda, la fille énigmatique, forment un duo inoubliable par leurs interactions toutes en retenue. Ils ne parlent pas la même langue, plusieurs années les séparent, et malgré ces barrières ils vont s’allier et relever bon nombre de défi. Encore une fois, la force de l’implicite se révèle dans toute sa splendeur. Le jeu ne nous incombe pas de sauver Yorda, à aucun moment un texte de quête apparaît à l’écran pour nous l’indiquer. C’est purement et simplement l’instinct protecteur du joueur qui est suscité. Ico s’envole au secours de Yorda par la seule force de sa conviction enfantine pleine de fougue, dût-il repousser des monstres ténébreux avec comme seule arme un gourdin ébréché. L’interprétation de ce geste chevaleresque et le degré d’implication émotionnel de Ico peuvent être perçu de différentes manières. Ico aide-t-il Yorda par altruïsme ? Par galanterie ? L’aime-t-il ? Encore une fois la réponse réside dans l’esprit du joueur.
J’aimerais m’attarder sur le détail suivant. Si Ico est jouable, Yorda à contrario est une IA accompagnatrice du héros qui peut réaliser certaines actions via un ordre donné. (Grimper sur une caisse, escalader une chaîne...) Cependant, celle-ci ne peut pas nous suivre automatiquement, il est nécessaire et vitale de lui tenir la main pour la guider vers la sortie de ce donjon lugubre. Vous vous rendez compte du parti pris artistique radical proposé par Fumito Ueda que cette simple consigne représente ? À l’aube de la PS2, où les jeux de lancement se doivent d’être frénétiques, enjoués, dynamiques et accessibles pour attirer un large public, ICO apparaît avec cette règle à première vu contraignante. Pour compléter l’histoire, vous devrez tenir la main de Yorda du début à la fin de l’aventure. Cette action se réalise via l’utilisation de la touche R1 de la manette. Le recours quasi constant à cette touche pour assurer la bonne progression de nos héros, la pression maintenue par notre index jusqu’à la crampe, toute l’histoire du jeu et son cœur tiennent en ce mouvement de phalange si anodin pour nous, êtres humains. La puissance du lien qui unit Ico et Yorda, leur esprit d’équipe qui se forme peu à peu, la tension des scènes de danger qu’ils rencontrent, les moments de plénitude qu’ils passent assis sur un banc… Tout cela passe par ce bouton R1 et cette action sensuel du toucher. Cette poignée de mains, où l’une guide l’autre, entre deux inconnus dans un lieu anonyme, raconte à elle seule une pléthore de choses qu’une infinité de mots ne sauraient décrire avec précision. Je me suis tout de suite attaché à ces deux figures mystérieuses l’une pour l’autre mais si complémentaires. Ico est un jeune athlète qui déborde d’énergie, c’est avec lui que nous grimpons, sautons, escaladons, combattons, tandis que Yorda est une silhouette fine et élancée avec les bras ballants. Le travail sur leur animation est encore aujourd’hui remarquable. Voir Ico tirer à bout de bras Yorda, l’obligeant à adopter un pas de course dont elle n’a pas l’habitude, tel un enfant qui tirerait la manche de sa mère pour l’attirer dans le rayon jouet d’un supermarché me fait tellement sourire. Deux âmes innocentes dont l’insouciance sera mise à rude épreuve dans des moments de pure frayeur.

Ces instants de peur, je ne les oublierais jamais. Car si les passages en compagnie de Yorda sont réjouissants, les moments où il est nécessaire de se séparer d’elle pour débloquer une situation sont une grande source de stress. En lien avec la notion d’implicite que j’explore depuis le début, le hors-champ est géré avec une maîtrise remarquable dans ce jeu. Voyez-vous, à plusieurs occasions, des ombres menaçantes courseront Yorda afin de l’enlever et de l’emmener dans un portail dimensionnel. Des ombres aux formes humanoïdes disproportionnées, dont certaines sont pourvues d’ailes pointues, telles des gargouilles hantées s’élançant vers notre duo chéri les bras tendus tout en émettant des sons indéchiffrables. Vous pouvez leur échapper en vous réfugiant dans une autre pièce du château mais cela ne veut pas dire qu’elles ont disparu pour autant ! Si vous avez le malheur de laisser Yorda sans surveillance dans une pièce à priori vide un peu trop longtemps, celle-ci peut se faire kidnapper dans votre dos. Constater avec effroi l’absence de Yorda en revenant dans la pièce où je l’avais laissé, après avoir dû crapahuter en solo avec Ico pendant plusieurs minutes pour activer un levier inaccessible pour elle, a suscité plus de tension chez moi que n’importe quel autre passage de survival horror. La simple constatation qu’elle puisse disparaître de votre horizon et mourir (voir pire ?) dans les passages où ce lien tactile réalisé avec la touche R1 doit être rompu suffit pour faire naître en nous une intuition gardienne très puissante. Nous tenons à Yorda, nous voulons tenir Yorda par la main pour lui épargner un sort funeste et des visions cauchemardesque. Je n’ai jamais autant ressenti l’intensité de l’urgence d’un acte de secours désespéré que lorsqu’Ico attrape in extremis la main frêle de Yorda qui se fait happer par une horde de créatures amorphes l’entraînant dans un gouffre de ténèbres… On dit souvent que l’on a plus peur de ce que l’on ne voit pas que de ce que l’on voit. Encore une fois, une peur implicite génialement orchestrée dans ICO. Nous avons peur de ces ombres que nous ne voyons pas surgir et nous avons peur de ne plus voir Yorda dans notre champ de vision.

Les jeux de Fumito Ueda, bien que remplis de moments féériques, contiennent aussi leur lots de moments sombres où l’horreur se révèle dans sa forme la plus pure, sans artifices secondaires comme des jump scares. ICO possède un instant terrorisant, pas tant dans ce qu’il démontre mais dans ce qu’il suggère. Vers la fin du jeu, Ico et Yorda se retrouvent séparés pendant un long moment après avoir failli s’échapper avec succès du château. Yorda est retenue prisonnière par la reine maléfique du château qui prétend être sa mère tandis que Ico doit mener une ascension acrobatique après une chute vertigineuse pour la rejoindre. Sur le chemin vers la salle du trône de la reine, Ico repasse par la salle dans laquelle il était séquestré plus tôt. Pour rappel, il avait été emmené ici par des gardes armés et avait été placé dans une cellule. Une cellule parmi des dizaines d’autres qui remplissent une pièce s'apparentant à une prison.

Par miracle, Ico s’en échappe et entame son aventure avec Yorda. Mais en repassant par ici, quelque chose de tétanisant se passe. Toutes les autres cellule s’ouvrent pour laisser place à une armée de silhouettes ténébreuses fondant sur Ico. C’est alors qu’une réalisation affreuse se fait dans notre tête de joueur… Toutes ces ombres menaçantes que nous avons repoussé durant notre périple, il s’agissait de jeunes garçons semblables à Ico qui eux aussi ont été amenés ici pour être enfermés et métamorphosés en soldats serviables de la reine maléfique. Un destin cruel dont Ico est un miraculé, un grain de sable qui va mettre un terme à cette tradition de sacrifice horrible. S’ensuit un combat homérique qui certes ne dure que 4 ou 5 minutes dans les faits mais qui donne l’impression de s’éterniser. Ico pourfend à la chaîne des dizaines de ses semblables, (probablement des anciens amis à lui ou membres de sa famille ?) en moulinant inlassablement son épée. La musique accompagnant l’affrontement souligne parfaitement la noirceur du moment. Une mélodie innocente aux notes cristallines se détache de longues nappes obscures oppressantes accompagnées par une voix féminine glaçante, illustrant à merveille ce brave petit Ico s’acharnant pour sa survie au milieu d’une masse fantomatique tentant de l’engloutir. Ce n’est pas le combat le plus incroyable que j’ai pu vivre dans un jeu vidéo, en terme de mise en scène et d’épique, mais c’est sûrement celui qui m’a le plus touché de par l’horreur qu’il suscite sans trop d’appui et par l’héroïsme simple qu’il dépeint, à savoir un petit garçon prêt à affronter une armée de monstres indescriptibles pour sauver une personne à laquelle il tient. Pas de discours plein de courage, pas de monologues de la part d’Ico qui viendraient décrire ses motivations, juste lui chargeant l’ennemi, l’arme au poing. Lui-même ne saisit probablement pas autant la gravité du moment que nous, joueurs qui en savons trop. Et ce, je le répète, sans aucun texte pour nous l'apprendre. C'est en compagnie de Yorda que Ico affronte les ténèbres et il fera tout pour la retrouver. Leur relation nous enseigne ceci. Confrontés à une menace qui nous échappe, nous déborde, nous surpasse, nos plus grandes différences s'effacent soudainement pour permettre une alliance qui nous semble vitale.
Je pense avoir assez détaillé ma pensée sur le jeu. Vous avez dû comprendre où je voulais en venir depuis quelques lignes. ICO est un jeu qui m’est cher, et qui me manque, grâce à la puissance de son implicite. La relation entre Ico et Yorda, la richesse de son univers, l’horreur de certaines scènes… Tant de choses à peine soulignées, évoquées, mentionnées. ICO est un jeu qui ne met pas des mots sur ce qu’il montre, il met le joueur directement en face d'une succession d'images et de tableaux qui parlent d'eux-mêmes. J’aimerais tellement que nombre de jeux prennent cette direction là. J’ai beau avoir passé de très bons moments en jouant à God of War, GTA, ou The last of Us, les pavés et bottins de dialogues intervenant entre deux phases de gameplay, si ce n’est pas pendant, où les personnages n’en finissent plus de décrire leur sentiments, ont de quoi me fatiguer. Grâce au livre L’œuvre de Fumito Ueda, une autre idée du jeu vidéo de Damien Mecheri, j’ai pu apprendre que Bruce Straley et Neil Druckmann ont été influencé par ICO pour la création de The Last of Us et des aventures de leurs protagonistes Ellie et Joel. Une reconnaissance qui fait plaisir à entendre mais malheureusement l’impact émotionnel semblable qui a été voulu ne m’a pas atteint, pour une raison simple. En prenant le choix radical de rendre Ellie invisible aux yeux des adversaires lors des phases d’infiltration, créant des moments totalement loufoques et ubuesque au milieu de phases qui se veulent pleines de tension, les développeurs ont malgré eux détruit toute sorte d’attachement que je pouvais éprouver pour Ellie. Le scénario met un point d’honneur sur la préciosité de sa vie et ce qu’elle représente pour l’avenir de l’humanité dans ce monde post-apocalyptique, et pourtant vous pouvez ignorer royalement son existence lors de ces dites phases d’infiltration puisqu’elle ne peut tout simplement pas être atteinte par les infectés. Un désintérêt que vous ne pouvez absolument pas vous permettre dans ICO avec Yorda.
En bref, ICO est un de mes jeux préférés et le restera encore pour longtemps. Nous sommes en plein dans une ère où les productions massives vidéoludiques cherchent à délivrer une expérience « proche du cinéma » à grand renfort de motion capture et de script toujours plus denses. Je ne suis pas pour cette « cinématographisition » du jeu vidéo et revenir sur des jeux comme ICO me procure un bien fou. Des jeux où la puissance des images parlent pour elles-mêmes, où les actes des héros les illustrent mieux que mille mots, où le joueur se fait ses propres idées au lieu d’être guidé.
Les jeux de Fumito Ueda s'adressent aux joueurs voulant se faire leurs propres interprétations des événements, tirer leurs propres conclusions afin que l'expérience soit pleinement la leur et s'ancre dans leur esprit. Je terminerais cet article par une anecdote personnelle qui m'a marqué. J'étais de passage dans une médiathèque que j'apprécie beaucoup, en train de flâner près des étagères où sont rangés les jeux vidéos disponibles à l'emprunt. D'une oreille je capte un début de conversion entre un usager et le gérant de l'espace. L'usager en question était un monsieur plutôt âgé qui discutait avec le gérant des thématiques abordées par le jeu ICO , des thématiques comme la discrimination dont est probablement victime Ico à cause de ses cornes et du combat que peuvent mener des personnes mises à l'écart en faisant de leur différence une force de rassemblement, allusion à l'alliance avec Yorda, une fille séquestrée car unique. Ce vieux monsieur est reparti en empruntant Shadow of the Colossus. Voir une personne de cette tranche d'âge jouer à des jeux vidéos, être connaisseur des œuvres de Fumito Ueda et reconnaître leur portée symbolique m'a réjouis. Pour moi cela illustre la puissance de ses jeux capables de s'adresser à des publics variés, de différents âges, différents horizons, différents passifs. Car Fumito Ueda est un artiste qui a compris qu'il s'adressait à des êtres humains, pourvus chacun de sensibilités divers et variées, plus ou moins touchés par tel ou tel sujet.
Je constate toute la contradiction de ma démarche en écrivant ces lignes puisque je tente d'expliciter quelque chose dont je loue la portée implicite. Alors cher lecteur, je t'invite à ne pas considérer ce que j'écris comme la vérité pure et à rejouer à ICO pour y dénicher ce qui te fais vibrer.
Par Jirolondon
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